22.5.06

Le balcon



Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
Ô toi, tous mes plaisirs ! Ô toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !

Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.
Que ton sein m'était doux ! Que ton cœur m'était bon !
Nous avons dit souvent d'impérissables choses
Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
Que l'espace est profond ! Que le cœur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, ô douceur ! Ô poison !
Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.

Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux ?
Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses !

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?
- Ô serments ! Ô parfums ! Ô baisers infinis !

Charles Baudelaire dans les Fleurs du mal

18.5.06

la mort de Resh Lakish

Rav Yeshaya de Nice et moi avons quelque petite discussion talmudique samedi après-midi :

Voici l’histoire de rech Lakich : source : rabbin David Meyer

" Un jour, Rabbi Johanan se baignait dans le Jourdain. Un dénommé Rech Lakich, bandit de grand chemin, le vit et sauta dans le fleuve pour le voler et le mettre à mal. 'Tu devrais consacrer ta force à l'étude de la Tora, de la Loi, lui dit Rabbi Johanan. Ce à quoi Rech Lakich répliqua quelque peu abruptement : "Ta beauté conviendrait mieux à une femme" ! 'Si tu te repentis et changes ta vie, je te donne ma sœur pour femme", continua Rabbi Johanan. Rech Lakich accepta la proposition et se mit à étudier la Tora et ses commentaires. Un jour, il y eut une discussion dans la maison d'étude sur la question de savoir à quel moment des objets de fer, tels que couteaux et poignards, sont susceptibles de devenir impurs ? On s'accordait pour dire que c'était au moment même où leur fabrication était achevée ? Mais Rech Lakich soutenait que c'était au moment où la lame était plongée dans l'eau. 'Le bandit connaît son arme"lança Rabbi Johanan ! Profondément blessé par ce rappel douloureux de son passé, Rech Lakich tomba malade et mourut." (Baba Metsia 84b).

Notre discussion était, si j’y suis fidèle, la suivante : j’affirmai que Rech Lakich était mort de chagrin, et le R.Y.N. n’était pas d’accord, parlant plutôt de décès dû à la honte sociale d’une origine rappelée publiquement et que peut-être certains ignoraient dans l’assemblée.

1.Que nous dit le Rabbin Meyer qui rapporte cette histoire sur Internet :
« Cette histoire, qui par certains égards semble farfelue, nous fait pourtant réfléchir à la cause réelle de la mort de Rech Lakich. C'est ce regard figé que les autres portent sur lui, regard qui lui refuse la possibilité de changer, qui le fait sombrer dans la déprime, dans la maladie et dans la mort. »

2. Que nous dit Professeur Yehoshua Ra'hamim Dufour
« Probablement mécontent de perdre sa supériorité dans ce couplage particulier, Rabbi Yohanan, faisant allusion à l’ancienne basse profession de son collègue lui lança : “le voleur sait comment on vole”. Une vive discussion surgit entre les deux et Rabbi Yohanan ajouta que c’est lui qui l’avait fait en tout ce qu’il était devenu et il resta sur sa colère. L’autre tomba malade.
Sa femme, la soeur de Rabbi Yohanan, vint supplier son frère de revenir sur son comportement mais il refusa et Rech Lakich en mourut. Rabbi Yohanan déchirait alors ses vêtements et disait en pleurant : “où es-tu Bar Lakich ?”. Son chagrin était si fort qu’il en perdit l’esprit et malgré les prières des sages il mourut.
Sans faire ici toute une analyse de nombreuses dynamiques relationnelles qui paraissent clairement, insistons seulement sur l’adhérence totale de la personnalité de Rech Lakich à l’obédience de celle de Rabbi Yohanan malgré leur différence essentielle. Lors du premier rejet, une négociation permit à la fois de repousser l’approche, d’un côté, et de l’accepter totalement par ailleurs. Il y eut bien transaction et non fusion. À ce prix, Rech Lakich n’avait pas été rejeté. Lors du second rejet, réel cette fois, qui annulait toute l’image que Rech Lakich s’était lentement forgée lui-même, à grand prix et avec la complicité de Rabbi Yohanan, la représentation de soi actuelle était détruite et la représentation ancienne revenait brutalement mais sous un total mépris. Il était doublement tué en lui-même dans la mesure où il s’était mis en dépendance totale du miroir qu’était maintenant pour lui son ami. Il en mourut. Mais, ce qui apparaît alors, c’est que l’autre, le méprisé, servait également de miroir pour l’image personnelle de Rabbi Yohanan et l’ayant lui-même détruite, il mourut également. Chacun avait été mu par un processus d’auto-destruction. »

3. Steinsaltz dit dans « Personnages du Talmud » :
« Rabbi Yo’hanan , qui sentit que la mort de son collègue était due à la colère et à la rudesse qu’il avait manifestées contre lui, ne put lui, survivre longtemps. »

4. Je me retrouve bien dans ce que dit Elie Wiesel dans Célébration Talmudique :« Resh Lakish était tellement bouleversé qu’il en mourut. Il mourut littéralement de chagrin. Quant à Reb Yohanan, lui non plus ne parvint pas à surmonter sa douleur. ..Étrangement, c’est Resh Lakish qui tant d’année auparavant avait affirmé que la différence entre un Juste et un malfaiteur tenait en un mot, en un seul mot... Ce mot pourquoi Rabbi Yohanan le prononça-t-il ? Pourquoi sa colère éclata-t-elle soudain ?Que lui arriva-t-il pour qu’il perde son sang-froid ? Il savait que sa remarque blesserait son ami : pourquoi ne l’a-t-il pas retenue ? Nous ne savons que répondre. Mais lui, le savait-il ? Et est-ce parce qu’il savait que sa raison se troubla ? En ce qui nous concerne, nous ne prendrons pas parti. Lequel est un héros, lequel est un anti-héros ? Ce qui est sûr, c’est que la tragédie les rend tous deux plus humains, c’est-à-dire plus vulnérables. La réaction de Resh Lakish à la remarque de Reb Yohanan et celle de Reb Yohanan à la douleur de Rev Lakish prouvent qu’ils restèrent amis, des amis intimes, jusqu’à la fin, jusqu’à la toute fin. Qui sommes-nous pour les séparer aujourd’hui ?

Il me semble que ma vue était plutôt juste : il est tout à fait possible de mourir de chagrin d’amitié, même si l’on est un sage du Talmud...

17.5.06

divagations célestes

Ce soir, j’ai surfé sur le net, et j’ai trouvé ces photos de ciels indiens. Aussitôt, j’ai pensé à ceux de mon ami le peintre. Etrange la parenté de ces ciels, pour les uns capturés par l’objectif numérique, pour les autres élaborés lentement sous l’huile et le pinceau, des cieux indiens et d’autres pas, pourtant les mêmes. J’ai perdu mon ami. Ce fut douloureux, un vrai chagrin d’amitié. Ce fut uniquement ma faute, je croyais être son amie, je n’étais que la femme de son ami.
Mais cependant, j’y ai gagné. J’y ai gagné une autre vision des cieux.

7.5.06

Anniversaire

Aujourd’hui, 7 Mai 2006, cela fait un an.

J’ai peine à dire anniversaire car pour moi anniversaire est intimement précédé du mot bon.
Pourtant, c’est comme cela que l’on dit, même dans le Grand Robert. Anniversaire : commémoration d’un événement.
Mais QUEL événement ?
Ou plutôt une liste d’événement.
Cela fait un an que ma vie a changé.

Les anniversaires sont l’occasion de faire le point.
Au bout d’un an, où en suis-je ?

-15 kg en moins, dont 1kg de cheveux. Selon l’opinion générale, je suis physiquement au mieux de ma forme. Cheveux très courts, noirs et rouges. Des gens me croisent et ne me reconnaissent pas. Changement total de look vestimentaire ; quand je rentre dans un magasin de fringues, j’essaie des choses qui me semblent incongrues, et souvent je les achète. Je ressemble à une héroïne de Bilal. Je vois dans les yeux des autres qu’ils me trouvent belle. Et je sais que je le suis.

- Je suis une femme seule. Je n’avais jamais vécu seule de toute ma vie. J’en découvre tous les aspects. Ceux que je déteste : n’avoir pas d’épaules ou se blottir quand ma mère est à l’agonie, n’avoir pour amant qu’un godemiché. Ceux que je préfère : traîner en tee-shirt sans avoir de réflexions, m’installer à une terrasse de café, décider au dernier moment d’aller manger des sushis ou de rester prendre un pot tardif avec mes amis, me parfumer et me faire belle pour moi, avoir dans mon congélateur de la glace à la fraise, écouter et chanter à tue-tête des chansons débiles sur Chérie FM, regarder les conducteurs des Mercedes décapotables avec concupiscence.

-J’ai un nouveau style de vie : Je fais mon lit tous les jours. Je cultive des plantes aromatiques sur mon balcon. Je vais danser le flamenco, au concert, au théâtre ou au café avec les copines. Je mijote des petits plats quasi quotidiennement. Je ne regarde plus la télévision. Je ne porte quasiment jamais de montre et je ne réponds qu’une fois sur trois au téléphone.

-Je crée et j’ai des projets : j’ai deux blogs (Melissa Likos et the sad-side of the she-wolf ). Je prépare une éventuelle reconversion à l’étranger. Je monte un spectacle avec une danseuse et un autre avec un récitant.

-J’ai des problèmes d’identité : je ne me reconnais plus lorsqu’on m’appelle Françoise et je ne me trouve pas dans l’annuaire de l’IUFM parce que je ne cherche pas à Mme Massa. Je ne sais pas si je dois signer Dvorah ou Melissa.
Et cependant, je suis devenue une seule personne : je ne suis plus la femme de ; les gens, et il y en a beaucoup, m’invitent, travaillent avec moi ou m’apprécient pour moi-même.

-Je fais des découvertes et ai de nouvelles envies : Rome, l’Europe sans la Méditerranée, boire l’apéritif, prendre un pot aux terrasses, aller en vacances dans des pays froids ou pluvieux, apprendre l’Italien, mettre de l’autobronzant.

-Le ménage s’est fait dans les proches :
J’ai appris à vivre le malheur et l’effet que cela produit sur les proches.Ma vie antérieure, atypiquement établie sur la confiance, l’éthique, l’esthétique et le partage pendant une trentaine d’année, s’est effondrée ; cela a déstabilisé ou réjouit certains, que ce bonheur irritait, réjouissait ou déstabilisait. Certains sont indifférents. Les réactions ont été sexuées, une découverte pour moi : la réaction des hommes, la réaction des femmes. Les effets de la déflagration sont à retardement : j’en ai vu changer : se détourner de moi comme si j’étais porteuse d’une maladie contagieuse, se lasser de trop de malheur, de trop de tristesse, de trop de temps, de trop de trop. J’en ai vu ressortir les mesquineries de la vie des oubliettes. J’en ai vu que je n’ai pas vu ni parlé, disparus, aux abonnés absents ou aux lieux communs assassins. J’en ai vu imperturbables, les mêmes défauts, et les mêmes qualités ; une constance rassurante en fait. J’en ai vu des lointains, des inconnus mêmes qui devenaient proches. Cette année fut faite de surprises. Je n’oublie pas les constants, les constants de tous les instants, les constants de toutes les attentions, les constants du téléphone et les constants des petites ballades, les constants des petites attentions, les constants avec qui l’on ne parle de rien mais qui sont toujours là au moment où il faut. Ils sont chers à mon cœur.

-Pour tous ceux-là, ces nouvelles. Pour ceux qui sont partis et ne reviendront pas tant mieux, pour ceux qui sont partis et ne reviendront pas tant pis. Pour ceux qui sont là silencieux. Pour ceux qui sont là parlants. Voici les nouvelles
Sans eux, ou avec eux, j’ai traversé l’année. J’ai eu mal, peur, froid. Et comme ce mail artiste des années 80 je dirai : I AM STILL ALIVE. Et bien là. En chair et en os. En désir et à vif.
Il y a un an et un jour, j’ai vu le film de Ridley Scot Kingdom of Heaven. Il y est dit.
-Que deviendrons-nous ?
-Le monde décidera. Le monde décide toujours.

Et à tous rendez-vous au plus tard, à la fin de l’an 2 (si les courriels vous trouvent dans vos boîtes)

Françoise-Dvorah-Melissa Massa-Lalou-Zehev-Likos
7 Mai 2006

3.5.06

après

L'échange de correspondance entre Debussy et dont parle Laurence Eichhorn surle blog de Christian. m'en a rappelé un autre, de la même époque, entre Victor Segalen et son ami Henry Manceron. Voici la dernière lettre que Marie Manceron, sa femme, a écrite à Victor et la réponse de ce dernier, sa dernière lettre :

"
Tamaris, 6 septembre 1918,
Mon cher ami,
...Votre lettre m'a fait du bien. J'ai l'espoir de pouvoir rattacher le fil quotidien sans heurts, plus tard, quand les destins géographiques nous rapprocheront. Henry vous a-t-il écrit ? Je le sens fatigué, en train même de faire un peu de neurasthénie : mon affection aurait besoin de votre aide médicale pour remonter un peu l'absent. Cett vie solitaire et tendue le fatigue; et comme je ne vis "que de lui", chacune de ses pensées et de ses tristesses trouve un écho en moi. Vous comprendrez cela, en pensant à votre dure année de Chine.
A quand la fin de tout ceci ? Et qui serons-nous après ? A force de mâcher ce qui est dur, serons-nous encore capables de goûter à ce qui est succulent ?
Au revoir; A tous deux ma profonde amitié. J'attends avec impatience ce que vous nous livrerez bientôt du travail actuel.
Votre amie Riquette

Victor Segalen à Marie Manceron, Brest, 4 Novembre 1918
Ma chère amie,
je regarde avec stupéfaction la date de votre dernière lettre : 6 septembre, est-ce possible ? Même à supposer le lapsus d'un mois, il y aurait donc si longtemps ! ...
La grande Chose tire à sa fin, magnifiquement pour nous, d'ailleurs. Je souhaite vivement savoir Henry près de vous, bien que, de mon côté, je ne sache de longtemps où vous rejoindre tous les deux. Dès que le projet sera décent à reprendre, je préparerai mon émigration sur Paris, pour aussi longtemps que le demanderont mes publications et bien d'autres désirs...celui de musique, entre autres !- Voici longtemps que, volontairement, j'ai vécu comme un sourd...
Encore une fois tout s'achève, et voici les temps libres qui renaissent. A bientôt donc, en dehors de tous les retards et lointains.ôtre
Victor

Ainsi s'achève cette correspondance. La mort de Victor Segalen anéantira définitivement kes espoirs de retrouvailles...La mort de Segalen, survenue le 21 Mai 1919, lors d'une promenade où il s'était blessé à la jambe, et que l'on a expliquée par une brutale syncope...
Henry Manceron n'a semble-t-il rien écrit sur cette disparition et en a peu parlé. Il a conservé précieusement toute sa vie les lettres reçues de son ami. Qu'a-t-il exactement éprouvé à la perte de cet homme, finalement si différent de lui par sa sensibilité sur de nombreux sujets ? On peut imaginer qu'elle l'a laissé dans des dispositions d'esprits proches de celles du narrateur de René Leys (Victor Segalen), qui ne trouve rien d'autre à dire que ces paroles / Et je suis là vivant, promenant autour de sa mort mon doute comme une lanterne fumeuse...-J'étais son ami,-devrais-je dire avec le même accent, le même regret fidèle,-sans plus chercher de quoi se composait exactement notre amitié..." "
in Trahison fidèle, Victor Segalen-Henry Manceron, Correspondance 1907-1918