J’ai commencé un grand ménage. Il dure depuis des mois. Cela n’en finit pas. C’est comme les travaux du tramway. Je traverse des périodes de frénésie. Puis des périodes de découragement. Quelques périodes d’arrêt total, mais qui ne durent jamais longtemps.
Je n’ai jamais aimé faire le ménage. Je veux dire la poussière, astiquer, toutes ces taches mystérieuses, auxquelles certain(es) se dévouent âmes et corps frottant. Activités totalement éphémères puisque la poussière revient toujours. Ce désamour m’a valu l’hostilité de ma belle-mère, la haine de ma belle-sœur. Rien n’y a fait. Je suis une irréductible.
Pourtant, je ne suis pas une cradingue. J’aime quand c’est propre, que ça sent bon le frais. J’aime l’odeur du savon de Marseille, celle du produit des sols diversement cloné de la nature, de la Saint-Marc ; celle de la cire à encaustiquer, de la lessive liquide, de la lessive en poudre, de celle en paillettes de mon enfance. Celle du jex bleu et du produit vaisselle. Celle de l’éponge neuve et celle de la lavande. J’aime avoir une femme de ménage qui astique et fait briller, et qui prend des initiatives. Mais je déteste que ce temps soit pris sur le mien. Le temps du ménage m’est toujours du temps volé, volé à la musique, à la lecture, à la promenade, au travail. Je suis l’antithèse absolue de la bobon(n?)e.
Par contre j’adore les grands ménages. Synonyme élimination. Synonyme djihad. Je pars en croisade contre l’envahissement des objets. Les objets nous guettent et veulent notre fin par étouffement. J’ai toujours mené contre eux un combat acharné. Et régulièrement, dans ma vie, je fais un grand vide.
Les premières victimes sont les objets purement objet, les bibelots, rarement achetés, souvent reçus. Avec un dégât des eaux, sont venus les livres. Je me suis aperçue que je n’en avais pas bougé la plupart depuis mon déménagement, que je n’en avais pas ouvert une bonne partie depuis que je les avais finis ou pire que je les avais achetés ; ce sont devenus des objets sans vie et sans but, comme les vieux jouets après Noël.
En ce moment, j’ai atteint les couches géologiques :les souvenirs. J’ai vécu dans des appartements trop grands où je faisais l’archéologue de ma propre vie. Entassés les courriers, les cartes d’anniversaires. Les photos, les prospectus. Les bouts de ficelles et les débris de pots, les insectes secs et les galets troués. En les retrouvant, je me suis aperçue que je n’avais guère d’émotions : les oliviers recouverts de mue de cigale, les galets de Loutsa sont dans un coin de ma mémoire, et je les remets en service régulièrement ; certains débris se sont perdus dans ma mémoire et n’ont aucun intérêt à y revenir. Comme les mauvais romans que l’on ne devrait jamais garder sur ses étagères.
Autre sentiment singulier, cette année j’ai fait la même chose avec les gens. Ce n’était pas du tout volontaire. J’ai attrapé un divorce. C’est une sale maladie honteuse : elle doit puer, car il y a un périmètre d’éviction que beaucoup ne veulent pas franchir. Et en plus elle doit être contagieuse car beaucoup vous fuient de peur de l’attraper. Certains, comme dans la chaîne alimentaire, en profitent pour disparaître, fossoyeurs ou régleurs de vieux comptes. Le premier choc passé, c’est parfois très douloureux, mais aussi somme toute amusant et très écologique : c’est un tri sélectif où l’on arrive parfois à recycler. En tout cas c’est aussi une forme de grand ménage.
Ce soir, je suis toute courbatue. J’ai charrié un nombre considérable de vieilles factures, de vieux agendas, tout ce résumé de ma vie la plus quotidienne s’en est allé. Je n’ai pas de regret. Le grand ménage, je l’ai fait aussi en moi. C’est comme un poids que j’ai laissé en route. Cela doit être cela que ressent le sanyasin qui ne prend que sa natte et son bol à offrande et part par les chemins, ou le moine zen qui atteint l’autre rive de son esprit. Mon esprit reprend le goût de l’aventure et des nouveaux chemins.
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