Rav Yeshaya de Nice et moi avons quelque petite discussion talmudique samedi après-midi :
Voici l’histoire de rech Lakich : source : rabbin David Meyer
" Un jour, Rabbi Johanan se baignait dans le Jourdain. Un dénommé Rech Lakich, bandit de grand chemin, le vit et sauta dans le fleuve pour le voler et le mettre à mal. 'Tu devrais consacrer ta force à l'étude de la Tora, de la Loi, lui dit Rabbi Johanan. Ce à quoi Rech Lakich répliqua quelque peu abruptement : "Ta beauté conviendrait mieux à une femme" ! 'Si tu te repentis et changes ta vie, je te donne ma sœur pour femme", continua Rabbi Johanan. Rech Lakich accepta la proposition et se mit à étudier la Tora et ses commentaires. Un jour, il y eut une discussion dans la maison d'étude sur la question de savoir à quel moment des objets de fer, tels que couteaux et poignards, sont susceptibles de devenir impurs ? On s'accordait pour dire que c'était au moment même où leur fabrication était achevée ? Mais Rech Lakich soutenait que c'était au moment où la lame était plongée dans l'eau. 'Le bandit connaît son arme"lança Rabbi Johanan ! Profondément blessé par ce rappel douloureux de son passé, Rech Lakich tomba malade et mourut." (Baba Metsia 84b).
Notre discussion était, si j’y suis fidèle, la suivante : j’affirmai que Rech Lakich était mort de chagrin, et le R.Y.N. n’était pas d’accord, parlant plutôt de décès dû à la honte sociale d’une origine rappelée publiquement et que peut-être certains ignoraient dans l’assemblée.
1.Que nous dit le Rabbin Meyer qui rapporte cette histoire sur Internet :
« Cette histoire, qui par certains égards semble farfelue, nous fait pourtant réfléchir à la cause réelle de la mort de Rech Lakich. C'est ce regard figé que les autres portent sur lui, regard qui lui refuse la possibilité de changer, qui le fait sombrer dans la déprime, dans la maladie et dans la mort. »
2. Que nous dit Professeur Yehoshua Ra'hamim Dufour
« Probablement mécontent de perdre sa supériorité dans ce couplage particulier, Rabbi Yohanan, faisant allusion à l’ancienne basse profession de son collègue lui lança : “le voleur sait comment on vole”. Une vive discussion surgit entre les deux et Rabbi Yohanan ajouta que c’est lui qui l’avait fait en tout ce qu’il était devenu et il resta sur sa colère. L’autre tomba malade.
Sa femme, la soeur de Rabbi Yohanan, vint supplier son frère de revenir sur son comportement mais il refusa et Rech Lakich en mourut. Rabbi Yohanan déchirait alors ses vêtements et disait en pleurant : “où es-tu Bar Lakich ?”. Son chagrin était si fort qu’il en perdit l’esprit et malgré les prières des sages il mourut.
Sans faire ici toute une analyse de nombreuses dynamiques relationnelles qui paraissent clairement, insistons seulement sur l’adhérence totale de la personnalité de Rech Lakich à l’obédience de celle de Rabbi Yohanan malgré leur différence essentielle. Lors du premier rejet, une négociation permit à la fois de repousser l’approche, d’un côté, et de l’accepter totalement par ailleurs. Il y eut bien transaction et non fusion. À ce prix, Rech Lakich n’avait pas été rejeté. Lors du second rejet, réel cette fois, qui annulait toute l’image que Rech Lakich s’était lentement forgée lui-même, à grand prix et avec la complicité de Rabbi Yohanan, la représentation de soi actuelle était détruite et la représentation ancienne revenait brutalement mais sous un total mépris. Il était doublement tué en lui-même dans la mesure où il s’était mis en dépendance totale du miroir qu’était maintenant pour lui son ami. Il en mourut. Mais, ce qui apparaît alors, c’est que l’autre, le méprisé, servait également de miroir pour l’image personnelle de Rabbi Yohanan et l’ayant lui-même détruite, il mourut également. Chacun avait été mu par un processus d’auto-destruction. »
3. Steinsaltz dit dans « Personnages du Talmud » :
« Rabbi Yo’hanan , qui sentit que la mort de son collègue était due à la colère et à la rudesse qu’il avait manifestées contre lui, ne put lui, survivre longtemps. »
4. Je me retrouve bien dans ce que dit Elie Wiesel dans Célébration Talmudique :« Resh Lakish était tellement bouleversé qu’il en mourut. Il mourut littéralement de chagrin. Quant à Reb Yohanan, lui non plus ne parvint pas à surmonter sa douleur. ..Étrangement, c’est Resh Lakish qui tant d’année auparavant avait affirmé que la différence entre un Juste et un malfaiteur tenait en un mot, en un seul mot... Ce mot pourquoi Rabbi Yohanan le prononça-t-il ? Pourquoi sa colère éclata-t-elle soudain ?Que lui arriva-t-il pour qu’il perde son sang-froid ? Il savait que sa remarque blesserait son ami : pourquoi ne l’a-t-il pas retenue ? Nous ne savons que répondre. Mais lui, le savait-il ? Et est-ce parce qu’il savait que sa raison se troubla ? En ce qui nous concerne, nous ne prendrons pas parti. Lequel est un héros, lequel est un anti-héros ? Ce qui est sûr, c’est que la tragédie les rend tous deux plus humains, c’est-à-dire plus vulnérables. La réaction de Resh Lakish à la remarque de Reb Yohanan et celle de Reb Yohanan à la douleur de Rev Lakish prouvent qu’ils restèrent amis, des amis intimes, jusqu’à la fin, jusqu’à la toute fin. Qui sommes-nous pour les séparer aujourd’hui ?
Il me semble que ma vue était plutôt juste : il est tout à fait possible de mourir de chagrin d’amitié, même si l’on est un sage du Talmud...
7 commentaires:
Salut Lau, bonjour Devorah,
pour moi, la phrase du Rabbi se rapproche plus de la calomnie que de la vérité justement. Car la vérité de son état de bandit, était établie dans le passé, et pas au moment où la phrase a été prononcée. Au moment présent, le bandit n'en est plus un et suit la voie de la sagesse. Cette phrase ne peut donc le blesser au titre de "vérité qui blesse", mais au titre de calomnie (du Larousse: "fausse accusation qui blesse la réputation, l'honneur").
Mes rencontres et mon expérience m'ont appris à ne pas juger les gens sur leur passé. Au pire sur ce qu'ils sont, mais pas sur ce qu'ils ont été. Or quand on a connu quelqu'un avec certains défauts, il est difficile de se séparer de cette image, et de se rendre compte que l'autre a évolué. Tout le monde est capable d'évoluer, et la sagesse veut que nous sachions le reconnaître et l'admettre. Rester sur une image passée et dépassée est une attitude régressive et destructrice pour l'autre. Quelque part, rappeler à quelqu'un ce qu'il a été dans le passé, c'est affirmer la chose suivante: "je suis incapable de faire évoluer le regard que je te porte, donc tu dois t'adapter à moi, ne pas évoluer et rester tel que je t'ai connu". En conséquence, on peut dire que le Rabbi de l'histoire était avant tout un homme, et n'avait pas atteint des sommets de sagesse.
=> Si l'on considère que le bandit est mort d'une "honte sociale d’une origine rappelée publiquement", alors c'est qu'il avait encore beaucoup de chemin à faire car il s'est laissé abattre par le regard d'autrui. Si l'on considère qu'il est "mort de chagrin", alors on considère qu'il était suffisamment évolué, au point de dépasser le maître et avoir suffisamment de recul pour se rendre compte que son modèle en qui il croyait était faillible et n'avait pas évolué. Pour ma part, je préfère cette vision des choses, moins matérielle et plus profonde que la première.
Stéphan
On ne devrait jamais se laisser abattre par le regard d'autrui, c'est vrai Stephane. Même par celui des êtres que l'on aime. Et pourtant...N'est-ce pas cela qui nous rend Resh Lakish si proche de nous? Comme si en quelque sorte il n'était plus un Maître, majuscule, mais simplement un homme capable de sensibilité extrême au regard de son ami. La leçon est-elle plus grande si celui-ci avait vaincu son "ego" souffrant ?
Dans ma chair je sais que mieux vaut vivre car l'on en sort grandi, plus fort. Mais une question me lancine à laquelle je ne sais pas répondre : l'expérience valait-elle le coup ?
>l'expérience valait-elle le coup ?
Vaste question à laquelle personne d'autre que toi ne peut répondre, et encore... C'est une problématique qui passe par un regard synthétique sur soi, avec énormément de recul, que seul le temps peut permettre. Pas facile comme sujet. Qu'ai-je appris ? Que reste-t-il aujourd'hui ? Plus difficile: à côté de quoi suis-je passé ? Quel chemin aurais-je pu prendre ? Qu'en resterait-il aujourd'hui ?
Mon plus grand regret, c'est de ne pas connaître mes autres vies. Celles que j'aurais pu avoir si j'avais agi de telle ou telle manière. J'eûs aimé être ennemi public n°1, connaître la clandestinité, la cavale, savoir ce que c'est de tuer, de violer, connaître des montées d'adrénaline hors norme, j'eûs aimé être Don Juan, séduire et faire l'amour à toutes les femmes qui m'excitaient, connaître l'homosexualité, les orgies et la débauche. J'eus aimé être marginal, connaître la vie de bohême, dormir à la belle étoile, ne pas se soucier du lendemain, ne pas se soucier de mourir et de n'avoir pas eu le temps.
Tout cela aurait-il valut le coup des souffrances que ces modes de vie auraient inévitablement engendrées, stress, peurs, violences et passions ?
Je ne sais pas y répondre.
Peut-être faut-il commencer par se demander ce que veut dire "valoir le coup" ? Qu'est-ce que j'attendais ? Quelles sont mes aspirations ? Quel est mon but ? Est-ce que ça m'a permis de m'en approcher ou de m'en éloigner ?
J'aimerais tant pouvoir me dire que l'on me laissera vivre plusieurs vies, en me laissant des "chances" d'oublier celles qui étaient ratées, et qu'elles n'auraient aucune conséquence sur les autres...
Je n'ai aucun regret sur les routes que je n'ai pas prises ni les portes que je n'ai pas ouvertes. Mais c'est parce que toute ma vie j'ai toujours été vigilante aux ouvertures : j'ai vécu dans l'attente de vivre toute mon enfance, dans un univers étroit avec peu de perspectives sauf le regard de l'enfance pour l'éclairer un peu; et j'ai vu trop de gens pour qui des portes s'ouvraient et qui les dédaignaient; cela fait longtemps que je sais les gardiens à nos côtés qui facilitent le chemin que souvent nous refusons de prendre. Aussi, j'assume pleinement ceux que j'emprunte volontairement, sans regarder en arrière et être changée en statue de sel. Je n'ai aucune nostalgie ni complaisance pour les "mauvais penchants" et ne regrette ainsi aucunement l'absence totale d'ambition à être violeur (peut-être est-ce un fantasme uniquement masculin) ou truand. Certains chemins s'avèrent surprenants, douloureux, mais sans doute en fin de compte nécessaires. Le tout est de garder sa vigilance pour ne pas perdre sa route ou tomber au bas du chemin, et son humilité pour n'en tirer aucun orgueil.
Je suis sûre que Resh Lakish ne regrettait pas son expérience de bandit. Ce qui l'a blessé est certainement que son ami ne s'en soit pas aperçu; il y a eu là une espèce de conflit de classe où le bien né montrait soudain sa supériorité de caste. Il est toujours difficile de supporter ce genre de blessure narcissique.
Sur la nécessité du chemin, je vous renvoie à mes échanges avec lu-ciole de ces derniers jours...
Amitiés
Salut,
marrant ces blogs-forums philo-psychanalytiques, ça part un peu dans tous les sens, mais mine de rien, les idées font du chemin.
Finalement nous avons avancé sur la problématique Resh Lakish initiale, et nous sommes d'accord sur les points suivants:
1. S'il a mal vécu cette remarque, c'est peut-être parce qu'il a voulu oublier cette partie de sa vie au lieu de l'accepter comme faisant partie intégrante de lui. (Lau)
2. Il y a eu là une espèce de conflit de classe où le bien né montrait soudain sa supériorité de caste. (Mel)
Par ailleurs, merci Lau pour cette idée: l'avenir n'est pas une question de capacités, mais de foi et de confiance.
Perso, si je t'ai dit mon opposition face à l'adage populaire qui dit que "seule la vérité blesse", je suis en revanche en totale symbiose avec celui qui dit que "quand on veut, on peut". Même lorsque des obstacles se dressent, il suffit de vouloir les passer pour y arriver. A condition que 'volonté' ne soit pas confondu avec 'entêtement', mais se traduise au contraire par la recherche de multiples moyens de passage voire de contournement.
Sauf s'il s'agit d'un champ de coquelicots... il faut alors le traverser... et s'y arrêter... vrai que c'est beau un champ de coquelicots... :)
En guise de conclusion (temporaire ? ) je reviens aux souces bibliographiques selon Adin Steinsaltz qui parlent de Rech Lakish : " il était de ce qui forgent la réalité présente et non pas de ceux qui se contentent de prolonger le passé. C'est parce qu'il était si "authentique" et si profondément attaché aux sources qu'il pouvait se permetre de critiquer sans pour autant se détacher ni s'aliéner. "
Finalement ce n'était pas vraiment ma conclusion.
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